jeudi 17 mai 2012

Retour d'un ancêtre, par Améziane Kezzar

 


Retour d'un ancêtre


... Allongé à l'ombre d'un dattier, Akli ne savait pas où il était. Il se croyait sur une autre planète. Soudain, à l'horizon, il vit apparaître une silhouette humaine. Il ne pouvait en croire ses yeux. Il se pensait victime d'un mirage. La silhouette s'approchait; c'était un homme ! Il avait une démarche souple et droite. Il semblait pouvoir traverser le désert sans avoir à s'arrêter pour manger ou pour dormir. Akli était heureux. Il se leva pour saluer le voyageur :
- Salut à toi, voyageur ! As-tu une goutte d'eau dans ta gourde ? Je suis égaré dans ce désert infâme.
- Lève-toi fainéant ! Je te conduirai vers la fontaine.
- Quelle est ta destination, voyageur ?
- Je marche sur Cirta !
- Es-tu l'irrésistible Jugurtha1 ?
- Lui-même !
- Mais tu es mort, il y a longtemps ! ? Mort à Rome, enchaîné et battu.
- Les Romains !... Sont-ils encore là ?
- Ils sont partis. Cette fois-ci, il ne reste que nous.
- Qui êtes-vous ?
- Des survivants. Nous avons survécu aux raids romains, arabes, turcs et français.
- De quoi vivez-vous ?
- D'attente !
- Je reviens pour libérer mon peuple !
- N'avance pas ! Ton peuple te renie. On lui a enlevé sa mémoire.
- Qu'est devenu mon peuple ?
- Déraciné !
- Suis-moi, fainéant ! Je ferai bouger les montagnes.
- Les gens ne croient plus en toi !
- Suis-moi !
- Non, n'avance pas ! Tu risques de finir tes jours au fond d'un cachot.
- Les enfants de Bocchus2 !... en reste-t-il ?
- Ce sont eux qui nous gouvernent !
- Marchons sur mon royaume !
- Tout a changé, même le paysage. L'histoire t'a oublié.

Les deux hommes allaient en silence. Suivant le pas ferme et leste de Jugurtha, Akli reprenait force et courage. Ravivé, il était heureux de se trouver avec le grand Ancêtre et l'invincible guerrier. Parfois, le roi s'agenouillait, prenait une poignée de sable dont il laissait les grains filer entre ses doigts en les regardant avec nostalgie et sans mot dire.

Un panneau indicateur, signalant la ville de Constantine, attira l'attention d'Akli :
- Cette route mène vers Constantine !
- ... !?
- Le nom romain de Cirta !
- Allons-y !

En ville, Akli s'enquit des vestiges du palais du royaume numide. Sacrilège ! Les Constantinois, scandalisés, se renfrognèrent ; toutefois, ils regardaient le guerrier avec admiration :
- Qui est cet homme ?
- C'est Jugurtha, le grand ancêtre ! répondit Akli.
- Quelle puissance ! s'exclamaient-ils.
- Dans quelle langue communiquez-vous ? demanda Jugurtha à son compagnon.
- Dans la langue algérienne : un mélange de berbère, d'arabe, de turc et de français. Les gens ne se comprennent plus. On les a divisés en communautés qui ne cessent de s'entredéchirer.
- Il faut que je retrouve mon royaume !
- Ton royaume a fondu comme neige au soleil.

Voyant des hommes à genoux devant une mosquée, sur la chaussée et sur les trottoirs, Jugurtha fronça les sourcils :
- Que font ces esclaves ?
- Ils prient !
- Sont-ils tristes ?
- Non, ils sont musulmans !
- Qui sont-ils ?
- Des gens venus d'Orient. Ils nous ont apporté leurs pratiques.
- Ils sont comme les Romains ?
- Pas exactement. Les musulmans nous promettent le paradis. On dit qu'Allah est avec eux.
- C'est leur chef militaire ?
- Non, c'est leur Dieu.

L'un des pratiquants saisit les paroles blasphématoires. Il se leva d'un bond et s'élança sur Jugurtha : Allah Akbar !. Le guerrier le repoussa et le pratiquant tomba à terre. Tout le monde se leva pour voir Jugurtha. Akli en était fier :
- Tu as failli le tuer !
- Je ne suis pas un assassin ! Je ne l'ai fait que pour l'écarter de mon chemin.
- ... ! ?
- Montons sur la colline ! Je veux voir le pays comme il était autrefois.

Du haut de la colline, le guerrier embrassa le pays embrasé d'un regard désolé :
- Où sont les champs de blé ?
- Les champs de blé ont été anéantis par le feu des hommes.
- Où est l'occupant ?
- Il n'y a plus d'occupant. Ils sont tous partis, mais ils ont laissé derrière eux leurs fléaux, ainsi que des gardiens pour les perpétuer.
- Les enfants de Bocchus ?
- Oui.

Le guerrier leva les bras au ciel et poussa un cri :
- Aaaaaaaaaa !!!...

C'était le cri ancêtre. L'écho revenait de très loin. L'appel était entendu de partout. La terre trembla, les rivières changèrent de cours, les montagnes, les forêts, la mer, le désert, tout reconnut la voix de Jugurtha, l'homme qui les avait défendus contre l'envahisseur. Un frisson traversa le corps d'Akli qui se réveilla en sueur, le coeur battant la chamade et les membres tremblants.


Ameziane Kezzar,
Extrait de La fuite en avant
Paris-Méditerrranée Editions Berbères.2001.

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